Il existe tout un monde d'images profondément ancré dans la mémoire de l'homme moderne, bien qu'on ne le trouve pas dans les publications accessibles au grand public et qu'il se cache dans des manuscrits et des livres anciens. Voici donc les éternels (stocks de Los), le prophète de l'imagina. tion, où sont entreposées ces images archétypiques et ces figures platoniciennes qui règnent sur la représentation que nous nous faisons du monde et sur nos jugements spontanés et dont le poète anglais William Blake (1757-1827) dit qu'elles reflètent «tout ce qui se passe sur terre», et que «chaque époque y puise pour renouveler son génie». (Jérusalem, 1804-1820)
L'étrange caractère hiéroglyphique de ces images renvoie à la légendaire ancienneté de l'art qu'elles racontent ainsi qu'à celui qui en est le père: le patriarche de la mystique de la nature et de l'alchimie, Hermès Trismégiste. Les colonisateurs grecs en Egypte à la fin de l'Antiquité assimilérent l'un de leurs dieux, Hermès (lat.: Mercurius), messager ailé et savant en l'art de guérir, à Thot, le «trois fois grand» de l'Egypte ancienne. Thot était le dieu de l'écriture et de la magie, et on le vénérait en tant que «psychopompe», guidant les âmes dans les enfers. Puis on identifia la figure d'Hermès Trismégiste à un pharaon légendaire qui aurait doté le peuple égyptien, en 30000 volumes, de toutes les connaissances naturelles et surnaturelles, y compris l'écriture hiéroglyphique. Il fut le Moïse des alchimistes, car il leur avait transmis les commandements divins de leur art sur la «Table d'émeraude». La «Tabula smaragdina», dont l'origine se situe entre les Vlème et Villème siècles de notre ère, était connue depuis le XIVème siècle en Occident chrétien par des traductions de l'arabe. Il n'est guère d'alchimiste depuis, opératif aussi bien que spéculatif, qui ne s'efforce de faire concorder ses connaissances avec le texte solennel de ces neuf thèses: «Il est vrai, sans mensonge, certain et très véritable:/ Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut, et ce qui est en haut est comme ce qui est en bas, pour accomplir les miracles d'une seule chose./ Et de même que toutes choses ont été et sont venues du Un, par méditation sur le Un, ainsi toutes ces choses sont nées de cette chose unique, par adaptation./ Le Soleil en est le père, la Lune en est la mère, le vent l'a porté dans son ventre, la Terre est sa nourrice; le Thélème de tout le monde est ici;/ Sa puissance est sans bornes sur la Terre./Tu sépareras la Terre du Feu, le subtil de l'épais, doucement, avec grande industrie./ Il monte de la Terre vers le Ciel, et redescend aussitôt sur la Terre, et il recueille la force des choses supérieures et inférieures. Tu auras ainsi toute la gloire du monde, et c'e pourquoi toute obscurité s'éloignera de toi./ C'est la force forte de toute force, car elle vaincra toute chose subtile et pénétrera toute chose solide./ Ainsi le monde a été créé./ Voici la source d'admirables transmutations et adaptations indiquées ici./ C'est pourquoi j'ai été appelé Hermès Trismégiste, ayant les trois parties de la philosophie universelle.» On attribue encore à Hermès, le messager des dieux, la science de l'herméneutique, qui est l'analyse des textes, laquelle, selon l'auteur du Livre de la Sainte-Trinité> (1415), le tout premier texte alchimique
en langue allemande, devrait tenir compte d'une quadruple perspective: naturelle, surnaturelle, divine et humaine. La littérature alchimique foisonne, chez ses représentants les plus éminents, d'allégories, de rapprochements homonymiques, d'allusions, et sa langue, extraordinairement suggestive, a, en particulier par l'entremise des écrits théosophiques de Jacob Böhme, influencé le romantisme (Blake, Novalis), l'idéalisme allemand (Hegel, Schelling) et elle exerce son ascendant jusque dans la littérature moderne (Yeats, Joyce, Rimbaud, Brecht, Breton, Artaud). Nombreux étaient ceux, même au sein de la corporation, qui se plaignaient de la «langue nébuleuse» de l'alchimie. Et ce que les alchimistes nous révèlent de leurs moyens d'expression n'est pas fait pour nous faciliter la tâche: «Lorsque nous disons ouvertement les choses, nous ne disons (en fait) rien du tout. Mais, lorsque notre langage est chiffré et mis en images, nous voilons la vérité.» (Rosarium philosophorum, éd. Weinheim, 1990) Celui qui, sans tenir compte de cet avertissement, pénètre dans le dédale linguistique de l'alchimie, se trouve brusquement confronté à un système de références chaotique, au réseau chatoyant et toujours changeant de noms et de symboles qui masquent de mystérieuses substances et qui peuvent, en principe, signifier tout autre chose que ce qu'ils ont l'air de dire, où même l'aide de lexiques spécialisés ou de dictionnaires modernes des synonymes ne sert pas à grand-chose. On a de tout temps cherché à mettre de l'ordre dans cette foisonnante confusion, et il convient ici de citer tout particulièrement les fécondes tentatives du psychanalyste suisse, C. G. Jung, qui ne vit, dans cet art hybride, que le côté intérieur ou spirituel et qui réduisit le côté extérieur ou matériel, chimique, à n'être plus que la projection scientifique et manifeste de processus psychiques. Cependant, «les philosophes hermétiques s'expriment plus librement, plus clairement, plus rigoureusement par un discours sans paroles ou sans discours aucun ou par des images représentant les mystères, même là où les figures ne font que poser des énigmes, que par des mots.» (C. Horlacher, Kern und Stern..., Francfort, 1707). Ces «idéogrammes » leur servent, selon la devise du Rose-Croix Michel Maier«à atteindre l'intellect par les sens». Et c'est ainsi qu'on peut désigner l'imagerie cryptographique de l'alchimie par son motif préféré, l'Hermaphrodite, fils d'Aphrodite, qui attise les sens, et d'Hermès, qui fait appel à l'esprit. Cette imagerie s'adresse à l'intuition et non pas aux facultés discursives, considérées comme destructrices. «Celui qui, selon Paracelse, fait confiance à la raison, se dresse contre l'Esprit ». Tout comme Paracelse, nombreux étaient ceux qui vivaient dans l'attente du «tertius status, du troisième âge, celui de l'Esprit Saint », prophétisé par Joachim de Flore (1130-1202) et où la lecture de la lettre des textes ferait place à une compréhension visionnaire. On retrouverait la langue originelle paradisiaque, qui nomme les choses de leur vrai nom, et tous les secrets de la nature seraient comme un livre ouvert. La tendance à la langue secrète, aux «tours obscurs», chiffrés, aux mystérieuses images allégoriques et symboliques, s'explique par un profond scepticisme vis-à-vis de la langue corrompue de Babylone avec son alphabet impi et ses règles grammaticales qui empêchent l'essor du Saint-Esprit. Ce qu'il fallait, c'était préserver le savoir primordial des atteintes du profane, cette prisca sapientia qui avait été directement révélée par Dieu à Adam et à Moïse et qu'une élite s'était transmise tout au long des siècles. C'est dans ce but qu'Hermès Trismégiste, qui, tout comme Zoroastre, Pythagore ou Platon, faisait partie de cette élite dont il était un éminent représentant, inventa les hiéroglyphes. La Renaissance, influencée par l'Egyptien Horapollo qui, au Vème siècle de notre ère, fut l'auteur d'un traité où on trouve la clef symbolique permettant d'ouvrir 200 signes, voyait dans les hiéroglyphes des signes symboliques formant une écriture secrète à rébus. Cet ouvrage, intitulé «Hieroglyphica, qui fut traduit dans de nombreuses langues et dont certaines éditions furent illustrées par Albrecht Dürer, donna des ailes à l'imagination d'artistes comme Bellini, Giorgione, Titien ou Jérôme Bosch.
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